Vivre mieux et moins cher

À Paris, l’habitat participatif n’est encore qu’une utopie. Ailleurs, il est une réalité de longue date. Vendredi 30 novembre, l’association Les Amis de La Louve avait invité rêveurs et bâtisseurs à présenter leur philosophie, leurs réalisations ou leurs projets, leurs difficultés et les clés de leur réussite. Retour en texte et en images.

« Je dois me pincer pour me dire que je ne rêve pas ». Depuis sept ans qu’il vit dans sa coopérative d’habitants près de Genève, Benoît Molineaux est toujours sur son petit nuage. Cet idéal devenu réalité d’un habitat écologique, économique, social et convivial a fait rêver plus d’un coopérateur et autre curieux venu assister à la conférence organisée par Les Amis de la Louve*, vendredi 30 novembre sur ce thème des coopératives d’habitants.

Un long extrait du documentaire de la télévision suisse publique, RTS, Coopérative d’habitants : plus belle la vie ?, a d’abord permis de mieux comprendre ce « concept » déjà très concret en Scandinavie, aux Pays-Bas et en Suisse. Pour Benoît Molineaux, l’idée a germé il y a 20 ans au sein de sa bande d’amis. Aujourd’hui, sa coopérative compte déjà cinq immeubles qui abritent plusieurs centaines d’habitants, tandis qu’une dizaine d’autres sont en construction. « Des immeubles fantastiques », témoigne Tom Boothe, cofondateur de La Louve qui accompagne Benoît dans la création d’un supermarché coopératif.

Les membres de la coopérative Équilibre, fondée par Benoît Molineaux pour mener à bien ce projet, ont choisi les moindres détails de leur futur logement : des appartements tous orientés au Sud, des terrasses ouvertes, des toilettes sèches, des murs en béton brut pour l’esthétique mais aussi pour libérer du budget et s’offrir des sols entièrement parquetés, des cuisines équipées par un artisan local plutôt que par un industriel, des chambres d’amis collectives, deux pièces ouvertes à tous pour des activités communes, une buanderie partagée… Chacun a acheté des parts de la coopérative et s’engage à y vivre moyennant un loyer qui remboursera les prêts souscrits pour l’achat du terrain et la construction. Montant du loyer : 1 900 francs suisses (CHF) par mois pour un 6-pièces contre 2 700 CHF dans un immeuble classique ! Comment est-ce possible ? Parce qu’il n’y a pas d’actionnaire majoritaire qui cherche à tirer son épingle du jeu, qu’il n’y a pas de promoteur ou d’intermédiaire à rémunérer, que l’immeuble est construit uniquement pour le bien-être de ses habitants, que tous les coopérateurs mettent la main à la pâte, comme Catherine Lavallée, une habitante ingénieure qui a aidé à l’installation des panneaux solaires sur le toit.

Qui plus est, ces loyers sont amenés à baisser : lentement, puisque la durée d’amortissement des prêts bancaires nécessaires à l’achat du terrain et à la construction est prévue sur 60 ans, mais sûrement, puisque ces loyers ne sont pas soumis à la « loi du marché ». Du coup, plus le temps passe, plus l’écart se creuse entre loyers des coopératives et loyers du secteur marchand. Dans les coopératives les plus anciennes, les loyers sont de l’ordre de 25 % des prix pratiqués par ailleurs, ils ne représentent plus que les charges communes, d’entretien ou de rénovation du bâtiment. À noter enfin que, dans une telle coopérative, personne n’est propriétaire de son logement, mais seulement locataire. Du coup, pas de revente et pas de spéculation possible. Un habitant qui souhaite déménager devra résilier à son bail et revendre ses parts, sans plus-value, à un candidat à l’entrée… Et ils sont nombreux sur les listes d’attente !

En Suisse, ce type d’habitat est loin d’être nouveau, les premières coopératives d’habitants sont nées au début du xxe siècle à Genève, pour répondre aux problèmes de logement des ouvriers. À Zurich, elles représentent désormais 22 % du parc immobilier, mais encore seulement 4 % à Genève.

Une personne = une voix, l’être humain au centre… Sans surprise, on retrouve dans ces coopératives d’habitants les mêmes valeurs et le même fonctionnement de base qu’à La Louve. On retrouve aussi les mêmes difficultés ou en tout cas la même lenteur à concrétiser les projets. Si notre supermarché s’est énormément inspiré de son aîné new-yorkais et a profité de son expérience, les coopératives d’habitants essayent elles aussi de s’entraider, mais chacune adopte une charte beaucoup plus personnalisée en fonction des aspirations de ses habitants, de leurs moyens. Construire son logement et inventer sa façon de l’habiter relèvent de choix bien plus nombreux et intimes que ceux impliqués par un supermarché. En revanche, il peut sembler plus risqué de créer un supermarché coopératif : « nous, on est sûrs que les coopérateurs vont payer leur loyer chez nous », note Benoît Molineaux, alors que rien n’oblige en effet nos coopérateurs à faire leurs courses à La Louve et à rentabiliser ainsi ses activités par les marges sur les ventes.

À Paris, Louis Eudes et une vingtaine de coopérateurs de La Louve ont créé l’association Coopmune, un groupe-projet qui ambitionne d’habiter moins cher, à contrepied de la gentrification : cet enchérissement et embourgeoisement des quartiers populaires dû à l’afflux de « bobos » qui, par là-même, « chassent » les habitants moins fortunés qui n’ont plus les moyens de s’y loger. Ceux qu’on est tentés d’appeler les « coopmunards » espèrent aussi vivre mieux : « retrouver le pouvoir de faire, d’avoir des projets, de la convivialité et pas du vivre-ensemble, cette injonction venue de ceux qui vivent dans l’entre-soi », revendique Louis Eudes. Un participant dans la salle parle de « gentrification inclusive »… « On ne peut pas accuser les coopératives d’habitants d’être responsables de la gentrification, ajoute Galla Bridier, présidente de l’Agence départementale d’information sur le logement (Adil) 75, adjointe à la maire de Paris aux séniors et à l’autonomie et conseillère déléguée à l’habitat participatif à la mairie du 18e. L’élue se dit favorable à ce genre d’initiative : « il y a trop peu de projets encore mais l’idée, portée par les Écologistes à Paris, fait son chemin. Tous les obstacles vont être levés », assure-t-elle. Trois parcelles ont été dégagées en 2014. Un Office foncier solidaire (OFS) est en cours de création à Paris. Il en existe déjà un à Lille. Il a pour objectif de dissocier le foncier et le bâti. L’OFS achète les terrains et les loue à un prix symbolique aux futurs habitants, des ménages modestes. Eux n’achètent que le bâti et s’obligent à en faire leur résidence principale et ils ne pourront revendre qu’à un prix encadré et à un acheteur répondant aux mêmes critères sociaux. Premier terrain d’expérimentation prévu pour cet OFS : la friche des Grands Voisins, dans le 14e.

Mais, même une fois le projet concrétisé, les coopérateurs ne sont pas au bout de leurs peines comme le montre l’extrait d’un autre documentaire projeté dans la soirée, Rue de l’utopie**, sur une coopérative d’habitants toulousaine. Quelques années après sa création, les habitants se divisent entre ceux qui veulent garder un statut de société civile immobilière d’attribution, plus participatif, et ceux qui voudraient devenir une copropriété, changement exigé par les banques pour renégocier leurs prêts à des taux désormais bien plus bas. Dilemme. Dilemme aussi quant à la transmission des logements aux héritiers. Oui, non, à quelles conditions ? Pour l’aider à trancher ces questions, la communauté d’habitants fait appel à un coach, qui ne souhaite pas que son intervention soit filmée. Dommage. Heureusement, Jean-Eudes Denis, lui aussi consultant spécialisé en intelligence collective, est venu lever le mystère en nous présentant ses méthodes : sous-diviser des groupes trop nombreux, introduire un avocat du diable ou un candide pour animer le débat, attribuer une responsabilité tournante à un membre du groupe, donner aux participants l’occasion d’évaluer leur « roti », return on time invested, pour les Rosbifs, ou retour sur le temps investi pour nous, les Frogs. Il s’agit tout simplement d’estimer, après une réunion, si le temps passé était justifié ou non. « Mais l’important n’est pas l’outil, c’est le rituel », avoue Jean-Eudes Denis. Et pour tous les participants de cette soirée, à plus de 23 h, l’important n’est plus d’écouter mais d’aller prolonger la discussion un verre à la main ou… rentrer chez soi, dans son appartement tristement peu participatif…

La captation de la soirée sur la chaine Youtube de La Louve

* L’occasion de rappeler que, même si beaucoup l’ont oublié, nous sommes tous membres de l’association Les Amis de La Louve, en plus d’être coopérateurs du supermarché. C’est cette structure associative parallèle à la coopérative, qui nous permet de réaliser nos services bénévoles sans qu’il s’agisse de travail dissimulé. Association d’éducation populaire, Les Amis de La Louve organise aussi des événements conviviaux sur les thèmes de l’alimentation, du développement durable, de l’économie sociale et solidaire… comme cette conférence.